lundi 1 février 2010

Liberté, égalité, fraternité


Depuis que je suis revenu d’Inde, les mots en té me hantent. La devise oriflamme au fronton des palais de la république, qui, jusqu’ici, allait pour moi de soi me semble devoir être justifiée. Liberté, Egalité, Fraternité. La grande Liberté, remède à l’esclavage me semble avoir cédé la place à des espaces de liberté. Un espace de liberté est un timbre-poste borné sur lequel le citoyen peut croire à sa liberté. Lorsque l’espace de liberté de son blog ajouré lui semble trop étroit, il peut passer à un autre enclos où il pourra simuler sa liberté. Un jour, à Bora Bora, que je discutais avec un chimiste épicier, un pharmacien, je découvris sans trop y faire attention la nature sombre de la liberté. « Ils doivent vraiment être heureux, ici », dis-je aussi sottement que possible. « Oui », répondit-il, s’ils ont faim, ils peuvent manger un poisson du lagon, ils sont si faciles à attraper, et une noix de coco pour un cocktail parfait. Ils peuvent vivre sans rien. Les problèmes commencent quand ils veulent avoir Canal Plus ». La liberté, alors, se travestit en espace de liberté borné d’un abonnement qui rend le client dépendant d’un besoin inutile. Ainsi nous avons des espaces de liberté, dotés chacun de son lot d’abonnement, dont la somme pondérée ne fait pas la vraie Liberté. Alors, cette grande Liberté devenue inutile, la nouvelle Sécurité vint la remplacer. Parée de vertu salvatrice, elle nous protège sur des autoroutes surveillées de mille caméras, sur lesquelles une plage de liberté de quelques dizaines de kilomètres-heure permet de croire à la libre vitesse. Les chemins de campagne, dangereux, sont ignorés. La sécurité nous aime donc tellement qu’elle veut nous protéger. Non bien sûr. Un client mort est un client qui n’achète pas, et les médecins, à qui nul ne l’a jamais demandé, prolongent donc nos vies jusqu’à ce qu’en tant que légumes, en cocon, nous continuions longtemps à manger des bouillies onéreuses et des médicaments coûteux. Le chemin de campagne est bien attrayant dans mon Ambassador blanche, sans airbag, sans ABS, qui se répare au marteau et au burin. Chaque vache évitée est une nouvelle chance. Un nouveau départ pour elle et pour moi. Ce n’est pas vraiment sûr, mais je m’ennuie tellement moins que sur l’autoroute monotone et sécurisante.
L’égalité, voilà. Aucune tête ne dépasse. Ce devait être une porte ouverte pour que chacun puisse développer sans frein son espace de possibilité. Mais nous sommes tous égaux dans la conformité. Suis-je l’égal de ce bel homme d’affaire, dont la taille est exactement celle de son collègue qui mange devant lui le même sandwich sur l’esplanade emmerdante de la Défense ? La conformité pousse les plus égaux d’entre nous à servir de panneau publicitaire et à payer pour arborer la marque du jean et des chaussures, tous deux voulus identiques à ceux que portent tous les autres lycéens. Rien à voir avec l’infinie variété des sarees et des peaux, des bijoux portés d’unique manière dans les rues étonnantes d’une capitale de province indienne. Il y a bien comme une forme commune, mais qui ne résiste pas trop au vent et à la pluie.
La fraternité est une douce idée d’homme, quand les frères souvent s’entendent à coup de poings. La référence à la fratrie ressemble à une publicité mensongère pour la promotion de la famille modèle. Le deviseur aurait aussi bien pu choisir l’Amitié comme valeur universelle que cela n’aurait rien changé. Nous ne nous parlons plus depuis quelques années. Le devenir de l’autre est un crime d’ennui. Mais une fois la Fraternité dissoute dans la modernité, le téléthon inventa la Solidarité. Un grand vide entre nous, par-delà la télé, nous permet de penser à notre porte-monnaie en faisant généreusement des dons fiscalement déductibles. Quand un don est fait en Inde, c’est bon pour le karma, un bon point pour la prochaine vie, pour que le frère aidé vous soit rendu ami et vous protège à son tour. Quand Gandhi prend la défense, contre sa caste et sa mère, du vidangeur intouchable Uka, qu’il aime étreindre, c’est de la Fraternité, pas du spectacle. De la vraie politique !

Sécurité, Conformité, Solidarité. Mais ma mie, nous voilà postmodernes, et c’est avec ennui que nous pourrons filmer ce soir, avec notre caméscope à crédit, les constants bâillements du petit.